GASCOGNE, FRANCE
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Les chevaux hennissaient, paniqués. Les épées fendaient l’air, s’abattaient sur les boucliers et les heaumes. Par leurs visières, les hommes haletants crachaient menaces et jurons, les bras et les épaules tordus par la douleur que faisaient naître chaque coup et chaque mouvement. Des nuages de poussière jaunâtre s’élevaient au-dessus de la terre sèche des vignes. L’odeur des raisins, gonflés par la chaleur, rendait leur gorge encore plus râpeuse tandis que la sueur dégoulinait dans leurs yeux, les aveuglant.
Au milieu de la bataille, un homme en surcot rouge et jaune leva son bouclier pour parer un coup. Son cheval tourna sur lui-même. Ramenant la bête dans le bon sens d’un coup d’éperon, il allongea pour contrer et enfonça sa lame dans le flanc de l’ennemi, à travers le lin et le rembourrage, mais la cotte de mailles arrêta son geste. À ses côtés, un homme de bonne stature, vêtu d’une cape bleu et blanc, envoya un coup vigoureux dans le ventail d’un chevalier. Sous l’impact, l’homme bascula en avant et lâcha son épée. Sa monture trébucha et le fit tomber de selle. Il chuta au milieu des raisins crevés et roula dans le jus noir en tentant d’éviter les sabots qui martelaient le sol autour de lui. Mais l’un d’eux lui écrasa le côté de la tête, broya son heaume et son corps fut bientôt piétiné par les chevaux des hommes qui se battaient.
L’homme en rouge et jaune brandit son épée et lança un cri farouche, quelques autres reprirent aussitôt en chœur.
— Arthur ! hurlaient-ils. Arthur !
Des forces neuves irriguaient les muscles et les poumons trouvaient un nouveau souffle. Maintenant ils étaient impitoyables et ne faisaient plus de quartier. Alors que leurs adversaires tombaient à terre, une bannière claquant au vent fut hissée au-dessus de la mêlée. Elle était rouge écarlate ; au centre, un dragon debout sur ses pattes arrière crachait du feu.
— Arthur ! Arthur !
L’homme qui portait la cape aux rayures bleues et blanches avait perdu son épée, mais il continuait de lutter furieusement en se servant de son bouclier comme d’une arme. D’un coup, il brisa la mâchoire d’un homme avant de se tourner pour envoyer la tranche du bouclier dans la visière d’un autre. Puis, agacé par un chevalier qui lui résistait, il l’attrapa par le cou et le fit tomber de son cheval. Comme son adversaire chutait entre les chevaux en hurlant et en cherchant quelque chose à quoi s’accrocher, un cor retentit à trois longues reprises.
Ceux qui étaient encore sur leur monture baissèrent leur épée. Luttant pour reprendre leur respiration, ils s’efforçaient de maîtriser leurs destriers excités. Les hommes à terre, eux, se relevaient et se frayaient un chemin dans la cohue. Ils étaient entourés de soldats qui les attendaient, un fauchon à la main. Un ennemi qui essayait de s’enfuir à travers les vignes fut rattrapé et forcé de se soumettre. De leur côté, les écuyers rassemblaient les chevaux qui erraient seuls, ayant perdu leur cavalier au cours du combat.
L’homme en rouge et jaune retira son heaume, surmonté d’ailes de dragons argentées. Dans son visage jeune, aux traits marqués, brillaient deux yeux d’un gris intense, et l’une de ses paupières s’affaissait légèrement, lui donnant un air rusé. Le souffle court, Édouard observait les hommes vaincus à qui on prenait leur arme. Quelques-uns avaient été blessés, dont deux gravement. L’un d’eux, aidé par deux camarades, titubait en grognant. Il avait des dents brisées. Édouard sentait la victoire résonner en lui et tout son sang vibrait à son rythme.
— Encore une victoire, mon neveu.
Ce constat avait été prononcé d’une voix bourrue par l’homme à la cape bleu et blanc, brodée ici et là de petits oiseaux rouges. William de Valence avait ôté son heaume et défait son ventail, qui pendait sur le col de mailles lequel tenait le heaume en place. La sueur ruisselait sur ses joues.
Avant qu’Édouard ait le temps de répondre, un écuyer l’interpella.
— Il y a un mort ici, Votre Majesté.
Édouard se tourna et vit l’écuyer penché sur un corps. Le surcot du mort était couvert de poussière et son heaume ébréché. Du sang avait coulé par ses orbites. D’autres hommes regardaient le cadavre en s’essuyant le visage.
— Récupérez son armure et son épée, dit Édouard à l’écuyer après un instant.
— Sire Édouard ! protesta l’un des hommes qu’on avait désarmé.
Il voulut s’avancer, mais les fauchons des soldats l’en empêchèrent.
— Je vous demande l’autorisation de m’occuper du corps de mon camarade !
— Vous aurez son cadavre quand vos rançons auront été acceptées et payées, je vous donne ma parole. Mais je garde son armure.
Là-dessus, Édouard donna son heaume aux ailes de dragon et son bouclier à un écuyer et, saisissant les rênes, lança son cheval entre les rangs de vignes.
— Emmenez les prisonniers, ordonna William de Valence aux soldats.
Les hommes d’Édouard le suivirent, la bannière au dragon flottant comme un poing rouge au-dessus de leurs têtes, plus sombre que le ciel que les ténèbres commençaient à gagner. Laissant les écuyers rassembler les armes cassées et les chevaux blessés, la compagnie s’en alla, sans un regard pour les paysans qui arrivaient en courant et qui criaient de crainte que les vignes fussent dévastées. Fixé la nuit dernière, le terrain du tournoi avait été choisi entre deux villes, comme à l’habitude, mais il était inévitable que s’y trouvent des champs, des pâturages, ou même des villages.
Tout en cheminant au pas à travers les champs, Édouard enleva ses gants. Malgré les protections en cuir, il avait des cloques dans le creux de la paume. Derrière lui, il entendait les discussions à voix basse de ses hommes. Il supposait qu’ils parlaient du mort et de la rudesse de sa réaction – après tout, ce n’était qu’un jeu, et leurs adversaires n’étaient pas des ennemis. Mais ce ne serait pas toujours des tournois. Bientôt, les champs de bataille et les ennemis seraient tout ce qu’il y a de plus réel. Il fallait qu’ils soient prêts.
Il massa ses mains, qui lui faisaient mal, et jeta un coup d’œil à Valence, qui chevauchait à ses côtés. L’homme était assis confortablement, son corps massif calé contre le haut dossier de sa selle, les anneaux entrelacés de son haubert tintant contre le bois. Contrairement aux chevaliers plus jeunes, il ne montrait pas le moindre signe de regret pour l’accident et se contentait de passer un bout de chiffon sur son épée souillée de sang. La lame paraissait plus tranchante que celle des armes médiocres dont se servaient Édouard et les autres.
Croisant le regard d’Édouard, Valence le jaugea d’un air matois.
— Il faut marcher quand le diable est aux trousses, neveu. Il faut marcher.
Édouard ne répondit pas, il hocha simplement la tête avant de reporter son attention sur la route. Il n’allait pas discuter sur les règles des tournois, surtout quand son demi-oncle l’avait aidé à gagner la plupart de ceux auxquels sa compagnie avait pris part cette saison. Ça lui avait rapporté assez de chevaux, d’armes et d’armures pour équiper une armée, sans parler des hommes innombrables qui s’étaient présentés à lui, attirés par sa réputation grandissante. À l’occasion du festin qui avait suivi l’une de ces victoires, un soldat l’avait appelé le nouvel Arthur et le nom était resté, comme un signe à rallier la bannière au dragon. Valence était peut-être un homme truculent, dont la passion pour le vice était connue bien au-delà de la ville de France où il était né, mais ses talents et sa brutalité lors des tournois, outre le fait qu’il était l’un des rares proches d’Édouard à ne pas l’avoir abandonné, rendaient sa présence inestimable. Ainsi Édouard laissait-il la bride sur le cou de son oncle, ignorant ses coups d’éclats et ses nombreux écarts.
Alors que plusieurs chevaliers vétérans, bientôt suivis par la compagnie, entonnaient une chanson paillarde célébrant leur triomphe, Édouard regarda derrière lui les hommes encore transpirants, mais dont les visages resplendissaient. La plupart d’entre eux n’avaient, comme lui, guère plus de vingt ans, et ils faisaient partie de la noblesse française. C’est la promesse du butin et de la gloire qui les faisait venir. Édouard les connaissait bien. Tous se battraient pour lui maintenant, sans poser de question. Encore quelques semaines d’entraînement et ils seraient prêts. Alors, il pourrait retourner en Angleterre à la tête de sa compagnie, et il regagnerait son honneur et ses terres.
Cela faisait neuf mois que son père, le roi, l’avait envoyé en exil. Même sa mère était restée muette après cette sentence : la révocation de ses titres sur le pays de Galles et l’Angleterre, lesquels lui avaient été donnés à quinze ans par son mariage. Le roi Henri était sorti du palais de Westminster, austère et silencieux, et l’avait regardé partir pour Portsmouth où un bateau devait l’emmener vers les seules terres qu’il lui restait, en Gascogne. Édouard se souvenait avoir jeté un dernier regard en arrière, et vu que son père déjà s’était retourné et franchissait les portes du palais d’un pas vif. Serrant les dents, il se força à chasser cette image et à se concentrer sur la file des chevaliers qui le suivaient sur leurs montures harassées, tous psalmodiant le nom d’Arthur. Son père n’aurait d’autre choix que de s’excuser quand il verrait le guerrier que son fils était devenu, un guerrier que ses hommes associaient au plus grand roi que le monde eût connu.
Les lueurs du soir avaient pâli et les premières étoiles illuminaient le ciel quand la compagnie pénétra dans la cour du pavillon de chasse à colombage, entouré de dépendance et cerné par les arbres. Édouard descendit de cheval. Tendant les rênes à un palefrenier, il demanda à William de Valence d’attendre l’arrivée des prisonniers puis se dirigea vers le bâtiment principal, pressé de se débarrasser de la poussière sur son visage et d’étancher sa soif avant que les autres commandants n’arrivent pour trouver un accord sur les rançons. Obligé de se baisser pour ne pas se cogner au linteau, il entra dans le pavillon et se fraya un chemin au milieu des domestiques jusqu’à l’étage, où se trouvait sa chambre.
Il y entra, sa cotte de mailles et ses éperons raclèrent le plancher. Dénouant sa ceinture, à laquelle était accrochée son épée, il jeta l’arme sur le lit et apprécia de ne plus sentir ce poids autour de sa taille. Derrière lui se trouvait un miroir. En s’approchant, il entra dans le halo lumineux des chandelles. Il vit sa silhouette se détacher du fond obscur. On avait disposé à son intention une cruche d’eau, une bassine et une serviette. Poussant du pied le tabouret qui se trouvait devant la table, il versa l’eau dans la bassine et se pencha, les mains en coupe. C’était comme de la glace sur sa peau. Il s’aspergea de nouveau et le liquide coula sur ses joues, emportant la poussière et le sang. Puis il prit la serviette et s’essuya. Alors qu’il achevait sa toilette, il aperçut sa femme devant lui. Ses cheveux tombaient en boucles épaisses sur ses épaules, et jusqu’à ses reins. Le plus souvent, elle les enroulait, les dissimulait sous des coiffes. Lui qui était seul à avoir le droit de les contempler, il adorait les voir pendre ainsi.
Éléonore de Castille plissa légèrement ses yeux en amande et elle sourit.
— Tu as gagné.
— Comment le sais-tu ? demanda-t-il en l’attirant à lui.
— J’ai entendu tes hommes chanter au loin. Mais même sans cela, je le saurais en te voyant.
Elle caressa sa joue hérissée d’une barbe de plusieurs jours. Édouard prit son visage entre ses mains et le serra avant de l’embrasser. Il sentit le miel et les herbes du savon qu’elle utilisait, et qui venait de Terre sainte.
Éléonore recula en riant.
— Tu es en sueur !
Édouard sourit et embrassa encore une fois sa jeune femme, l’étreignant malgré ses protestations et couvrant sa robe immaculée de la crasse de son surcot et de sa cotte de mailles. Après quoi il la libéra enfin et regarda autour de lui, cherchant du vin. Juchée sur la pointe des pieds, Éléonore le prit par les épaules et le força à s’asseoir sur le tabouret, l’invitant à attendre qu’elle lui verse elle-même le breuvage.
Entravé par son armure, mais trop épuisé pour l’enlever, Édouard observa dans le miroir Éléonore faire couler le vin d’une carafe en verre décorée de plumes de paon. Quand elle la reposa et passa le doigt sur le rebord pour recueillir une goutte qu’elle lécha, il ressentit une soudaine bouffée d’affection. La force de son amour était liée à la conscience qu’il pouvait la perdre. En dehors de son oncle, elle était la seule à l’avoir suivi dans son exil. Elle aurait pu rester à Londres, dans le confort et la sécurité de Windsor ou Westminster, car la sentence ne s’appliquait pas à elle. Mais à aucun moment elle n’avait évoqué cette possibilité.
Quand ils avaient embarqué sur le bateau à Portsmouth, Édouard était allé s’asseoir seul dans la cale. Là, la tête enfouie dans ses mains, il avait pleuré. C’était la première fois que cela lui arrivait depuis son enfance, quand son père avait embarqué sur ces mêmes quais pour la France, sans lui. Alors qu’il essuyait ses larmes d’humiliation et, il l’admettait, de peur, car il avait pratiquement tout perdu, Éléonore était venue le trouver. À genoux devant lui, elle avait pris ses mains dans les siennes et lui avait dit qu’ils n’avaient besoin ni du roi ni de la reine, pas plus que de son sournois de parrain, Simon de Montfort, cause de son exil. Ils n’avaient besoin de personne. Elle avait parlé avec virulence, d’une voix forte et déterminée, qu’il ne lui connaissait pas. Plus tard, ils avaient fait l’amour dans la cale sous le pont, dans une odeur infecte. Mariés depuis sept ans, leur union n’avait été jusque-là qu’aimable, presque polie. Mais à cet instant ils étaient avides, ils avaient pleuré et échangé leur rage et leur peur jusqu’à ce qu’elles se consument, au milieu des craquements du bois et du mugissement de la mer qui les éloignait des rivages d’Angleterre.
Leur enfant, le premier à arriver à terme, peut-être issu de cet amour sauvage, gonflait son estomac déformé par le miroir, sous la robe volumineuse.
Éléonore passa derrière lui et plaça la coupe dans sa main. Édouard but une gorgée, le vin agressa sa gorge sèche. Il posa la coupe et ses yeux tombèrent sur un livre sur le bord de la table, juste à l’orée du halo lumineux, où il l’avait laissé le matin même.
— Je vais demander aux domestiques qu’ils t’apportent à manger.
En même temps que son murmure et la pression de sa main sur son épaule, Édouard aperçut son reflet dans le miroir, son visage froncé et pensif. Il effleura ses doigts, heureux qu’elle le connaisse assez bien pour comprendre qu’il voulait être seul. Tandis qu’elle s’éloignait en se drapant dans une cape, il la regarda disparaître dans le miroir avec ses cheveux noirs qui se fondaient dans l’obscurité. La porte refermée, il baissa les yeux sur le livre, qu’il attira près de lui en le faisant glisser sur le bois vermoulu. Il était vieux maintenant, il l’avait depuis l’enfance. Les planches se détachaient, les pages étaient sales. Gravés dans le cuir, les mots de la couverture s’étaient presque effacés, mais il en voyait toujours les contours.
Les Prophéties de Merlin
Par Geoffroy de Monmouth
C’était l’une des rares possessions personnelles qu’il avait amenées d’Angleterre. Il l’avait lu maintes fois au fil des ans, de même que les autres œuvres de Monmouth : la Vie de Merlin et Histoire des rois de Bretagne, dont on disait qu’il existait plus de copies que la Bible. Édouard connaissait par cœur les aventures de Brutus, le guerrier qui à la fin de la guerre de Troie avait fait voile vers le nord et fondé la Bretagne ; il connaissait l’histoire du roi Lear et l’arrivée de César. Mais c’étaient les contes du roi Arthur qui lui plaisaient le plus, des premières prophéties où Merlin raconte à Uther Pendragon qu’il sera roi et que son fils, à son tour, régnera sur toute la Bretagne, jusqu’à la terrible défaite d’Arthur à Camblam, quand il cède sa couronne à son cousin Constantin avant de faire voile vers Avalon pour se faire soigner. Lorsqu’il avait assisté à son premier tournoi à Smithfield, à Londres, Édouard avait éprouvé une certaine crainte devant les chevaliers vêtus comme les hommes de la cour d’Arthur, l’un d’entre eux figurant le roi légendaire lui-même.
Comme il prenait le livre entre ses mains, le vieil ouvrage s’ouvrit à une page où avait été glissé un bout de parchemin. Il observa l’écriture du scribe, et les mots retentirent dans sa tête, dictés d’un ton pompeux par le roi. Il avait lu cette lettre tant de fois depuis qu’il l’avait reçue. C’était son premier contact avec le roi depuis son départ de Londres. La colère qu’il avait ressentie au départ s’était dissipée. Ne restait plus qu’une impatience dévorante.
La lettre parlait de châteaux rasés et de villes pillées, de champs et de prés dévastés, de terres brûlées, de cadavres jonchant les rues et les places, de la puanteur épaisse de l’air. Les hommes de Llywelyn ap Gruffudd avaient lancé des attaques depuis leurs forteresses dans les montagnes de l’ancien royaume gallois de Gwynedd. Après son mariage avec Éléonore, Édouard avait hérité de son père beaucoup de domaines, dont une bande de territoire le long de la côte nord du pays de Galles, allant de Chester, près de la frontière, à la rivière Conwy. C’étaient ces territoires que l’on mettait à sac, d’après la lettre. Mais ce n’était pas la première fois.
Six ans plus tôt, alors qu’Édouard avait dix-sept ans, Llywelyn avait poussé les hommes de Gwynedd à se révolter contre l’Angleterre, qui occupait la région. Leur soulèvement avait été brutal et efficace. En quelques jours, Llywelyn avait pris le contrôle du pays, les châteaux anglais n’étaient plus que ruines fumantes et les garnisons avaient dû fuir. À court d’argent, Édouard s’était tourné vers son père dès que les premiers rapports lui étaient parvenus. Le roi lui avait refusé son aide, lui disant qu’il avait là l’occasion de prouver sa valeur comme guerrier et meneur d’hommes. La réalité, Édouard le savait, était que Henri, tout à ses tentatives visant à faire couronner son dernier fils Edmond roi de Sicile, était trop préoccupé pour s’embarrasser de le soutenir ou de lui donner de l’argent. En fin de compte, ayant obtenu un prêt de l’un de ses oncles, Édouard était parti seul avec ses hommes sauver ses terres du pays de Galles. Llywelyn l’avait anéanti. Obligé de battre en retraite dès la première bataille, son armée et sa réputation en lambeaux, Édouard se souvenait encore des chansons qui avaient retenti tandis que les Gallois fêtaient sa défaite avec jubilation.
Au même moment, Henri s’était rendu de plus en plus impopulaire à la cour à cause de son entreprise absurde en Sicile et de son favoritisme envers ses demi-frères, les célèbres Valence, arrivés peu de temps auparavant en Angleterre. À la tête des protestataires se trouvait le parrain d’Édouard, Simon de Montfort, comte de Leicester. Ses remontrances à Henri lui valaient beaucoup de partisans, et lors d’une réunion du parlement à Oxford, le roi finit par perdre l’essentiel de son autorité sur les barons. Énervé par la stupidité des agissements de son père et par sa défaite contre Llywelyn, Édouard avait pris le parti de son parrain, qui l’avait persuadé de pactiser avec lui, contre son père. En apprenant cette trahison, le roi l’avait déshérité et condamné à l’exil.
Édouard relut une nouvelle fois la lettre en s’attardant sur le passage final. Cette révolte avait ceci de différent que Llywelyn ap Gruffudd avait réalisé l’impensable en unissant tout le pays de Galles derrière lui. Jusqu’à maintenant, le nord et le sud n’étaient pas seulement divisés par la barrière montagneuse de Snowdonia. Cela faisait des siècles que les chefs guerriers des trois anciens royaumes gallois se disputaient la suprématie. Ils se battaient constamment les uns contre les autres, ainsi qu’avec les seigneurs anglais aux frontières, à l’est et au sud. L’agitation était perpétuelle dans le pays. Voilà que Llywelyn avait calmé les dissidences, réussissant à arrêter le conflit entre Gallois pour qu’ils tournent leurs flèches et leurs lances à l’est, vers l’Angleterre. Henri lui écrivait que Llywelyn s’était emparé d’une couronne d’or et qu’il se faisait appeler prince de Galles. Cette couronne n’était pas n’importe laquelle. C’était la couronne d’Arthur.
Édouard fixa encore un moment le parchemin, puis il l’approcha de la bougie. La peau s’embrasa, la flamme rongeant avec avidité les mots de son père qui lui promettait que s’il revenait et qu’il vainquait Llywelyn, toutes ses terres lui seraient rendues. Il était prêt. Prêt à rentrer chez lui avec les hommes qui s’étaient ralliés sous sa bannière, à reprendre sa place en Angleterre et à accepter les excuses de son père. Prêt à affronter Llywelyn. Les Gallois étaient peut-être unis pour la première fois, mais en cela résidait leur vulnérabilité, qu’Édouard avait perçue dans la lettre. Il avait constaté le pouvoir que conférait le fait d’endosser un costume légendaire. Llywelyn le comprenait bien lui aussi, car il n’aurait pu choisir un symbole plus efficace pour unifier le peuple du pays de Galles. Arthur n’était pas un simple champion pour les Gallois, il était le dernier grand roi britannique avant les Saxons, avant les Normands. Mais si une chose aussi puissante pouvait rassembler tout un peuple autour d’une identité commune, ne pouvait-elle aussi le détruire ?
Alors que le parchemin se consumait en produisant des cendres noires, on frappa à la porte. La stature imposante de William de Valence apparut sur le seuil.
— Les commandants sont arrivés pour discuter la rançon de leurs hommes.
Édouard se leva, laissant le parchemin finir de se consumer sur la table. Il ne referma pas le livre, et la lumière vacillante de la bougie continua d’éclairer les lignes écrites à la main.